Texte et photos : Julien Gernez
2022
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FAF4092 for Real Thaw 2022
Embarquement à bord d’un Phénix des forces aériennes stratégiques.
Base aérienne 125 d’Istres, mercredi 29 juin 2022. Confortablement installés à bord de l’Airbus A330 MRTT Phénix immatriculé F-UJCH, nous décollons de la piste 33. Sitôt le train d’atterrissage rétracté, nous entamons un large virage à droite et mettons le cap au sud-ouest en direction du Portugal et de notre zone d’opérations. Notre indicatif : FAF4092. Notre mission : ravitailler en vol des avions de combat participants à l’exercice interallié « Real Thaw » 2022.
Real Thaw 2022 :
« Real Thaw » est un exercice international majeur organisé chaque année depuis 2009 par la force aérienne portugaise. Il a pour objectif d’entraîner les équipages chasse à la guerre de haute intensité de manière conjointe et coordonnée au travers de COMAO conduites autour de scénarios multiples et variés. Entre le 26 juin et le 8 juillet, ce sont près d’une cinquantaine d’aéronefs portugais, espagnols, belges, américains et français qui s’étaient ainsi réunis sur la base aérienne de Beja. Avec un détachement fort de 90 aviateurs et cinq Rafale de la 30e escadre de Mont-de-Marsan présent sur place, l’armée de l’air déployait également, depuis la métropole et en appui à certains scénarios, un E-3F Awacs ainsi qu’un A330 Phénix.
Le Phénix, un ravitailleur polyvalent :
L’Airbus A330 MRTT « Enhanced » Phénix est un avion multirôle de ravitaillement en vol et de transport stratégique, extrapolé de l’Airbus A330-200 civil et spécialement équipé pour répondre aux besoins spécifiques de la mission de dissuasion nucléaire. Quinze machines de ce type ont été commandées par la DGA (Direction Générale de l’Armement) pour remplacer les vieux A310 et A340 de l’« Esterel » et à terme les KC-135/C-135 Stratotanker des FAS (Forces Aériennes Stratégiques).
Depuis la livraison du premier exemplaire en octobre 2018, les Phénix ont permis de révolutionner les capacités d’action des forces aériennes stratégiques et, de par la même, de toute l’armée de l’air et de l’espace. Sept appareils ont, à ce jour, été livrés et regroupés au sein de l’ERVTS (Escadron de Ravitaillement en Vol et de Transport Stratégique) 1/31 « Bretagne ». Néanmoins, arrivé sur la base aérienne d’Istres la veille de notre reportage, le n°7 était en phase de réception entre les mains expertes de la division essais vol de la DGA. Si ce n’est pas déjà fait, il devrait donc rapidement venir grossir la flotte MRTT des FAS et permettre ainsi à l’ERVTS de poursuivre sa montée en puissance.
Bien que la mission de ravitaillement en vol de la composante nucléaire reste sa mission principale, le MRTT n’en demeure pas moins un appareil extrêmement polyvalent capable d’une multitude de missions :
Ravitaillement en vol : entraînement, projection de puissance (accompagnement d’un raid aérien), projection de force (accompagnement pour un déploiement de chasseurs sur une base avancée) et dissuasion nucléaire.
Transport de personnel (jusqu’à 272 passagers) et de fret (jusqu’à 40t).
Évacuation aéromédicalisée avec le kit Morphée (MOdule de Réanimation pour Patients à Haute Élongation d’Évacuation) ou le kit CM30 (Convoyage Médical 30 blessés).
Assistance aux opérations humanitaires.
Relais de renseignement (information ISR) et de communication via SATCOM et L16 Joint Range Extention.
Que ce soit en termes de capacité d’emport ou de dimension, le saut entre les anciens Stratotanker et les Phénix est spectaculaire : 111t de carburant transporté pour une masse au décollage de 233t pour l’Airbus contre 88t pour une masse de 146t pour le Boeing. Pour une autonomie de 4h30 sur zone à 2000 km de distance, l’A330 pourra délivrer un total de 50t de carburant tandis que les KC ne pourront en transférer que 23t ; soit presque moitié moins. En ce qui concerne les dimensions, là aussi, le Phénix ne joue pas dans la même cour : 60,3m d’envergure, 58,8m de longueur et 17,4m de hauteur contre 39,9m, 41,5m et 11,5m pour le Boeing. Du fait de ces dimensions imposantes, l’arrivée des A330 dans l’armée de l’air a, de facto, entraîné un énorme chantier de remise à niveau des installations sur la BA125. Pendant que de nouveaux bâtiments et parkings sortent de terre encore aujourd’hui, la piste et les taxiways ont été renforcés afin de pouvoir supporter la masse des MRTT bien plus lourd que les Stratotanker.
De façon à pouvoir ravitailler au cours d’une même mission aussi bien les Rafale et les Mirage 2000 que les E-3F, l’armée de l’air et de l’espace a fait le choix d’équiper ses Phénix de deux systèmes de ravitaillement en vol différents. D’un côté, le système rigide ou « flying boom » via la perche centrale installée sous la queue de l’avion et de l’autre le système souple aussi appelé « probe-and-drogue » via les deux pods Cobham Mk.905 montés sous voilure. Chacun des deux pods est muni d’un tuyau souple de 26,82m à l’extrémité duquel est fixé un panier en forme d’entonnoir de couleur blanc et gris d’un mètre de diamètre.
Avec les pods, deux Rafale peuvent être alimentés simultanément et recevoir 3t de carburant chacun en 7 minutes. L’inconvénient de ce système est qu’il est plus sensible aux turbulences que le système rigide. Afin de contrer au maximum ce phénomène et contrairement au Stratotanker, les pods Cobham du Phénix autorisent le remplissage du tuyau dès son déroulement, permettant ainsi de d’alourdir et de mieux le stabiliser dans le vent relatif. Les Phénix français ont aujourd’hui la possibilité de ravitailler la quasi-totalité des appareils de l’OTAN (hormis les F-22 Raptor de l’US Air Force).
À bord du Phénix, l’équipage est composé au minimum de deux pilotes, d’un ARO (Air Refueling Operator) et de quatre ASC (Agents de Sécurité Cabine). Ces derniers assurent le soutien technique en vol et sont notamment en charge de la sécurité et du confort des passagers. En cas de déploiement extérieur (si l’avion ne revient pas à son point de départ) deux techniciens peuvent prendre place à bord afin de parer à toute éventualité.
Assis dos au sens de la marche, derrière le co-pilote, l’ARO est chargé d’activer les pods, de contrôler la perche rigide et de surveiller le bon déroulement des ravitaillements. Pour ce faire, plusieurs jeux sophistiqués de caméras sont disposés à l’arrière du fuselage et permettent de retransmettre les images de jour comme de nuit sur les quatre écrans d’une console disposée devant l’opérateur.
Un indispensable standardisé :
De nos jours, aucune opération d’ampleur ne peut se concevoir sans le soutien des ravitailleurs. Il est donc indispensable que les pilotes de chasse s’entraînent régulièrement à cet exercice de haut vol. Depuis un certain nombre d’années, la grande majorité des exercices nationaux et internationaux prennent en compte ce besoin et incorporent les ravitailleurs dans les scénarios. « Real Thaw » en fait partie.
Le ravitaillement en vol étant un art particulièrement délicat, chaque mission nécessite une préparation minutieuse tout en respectant des règles strictes de sécurité. C’est ainsi que les procédures de rejointe, d’attente, de contact et de dégagement ainsi que le langage utilisé sont standardisés pour tous les pays membres de l’OTAN, quel que soit le type de ravitailleur utilisé. Les échanges radio se font exclusivement dans la langue de Shakespeare, cela va sans dire.
Sur l’hippodrome, le ravitailleur effectue des orbites dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ; les virages aux extrémités de l’hippodrome s’effectuant ainsi toujours vers la gauche.
Vol au-dessus de l’Atlantique :
Afin de pouvoir se plonger au cœur de l’action, l’armée de l’air et de l’espace nous a réservé une place aux premières loges à bord du Phénix n°42 pour une mission de ravitaillement en vol de plus de 7h qui nous mènera des plaines de la Crau jusqu’au large des côtes portugaises. Pour l’équipage, deux bonnes heures de travail auront été nécessaires en amont afin de passer en revue les timings, les itinéraires de transit aller et retour, les terrains de déroutement et les différentes phases de vol de cette mission.
En ce troisième jour de l’exercice « Real Thaw », comme précisé dans notre Air Task Order - document regroupant toutes les informations nécessaires à la préparation et à la conduite de la mission et transmis par le LNO (LiaisoN Officer) de l’exercice - nous n’interviendrons qu’en tant que « Lateral Support ». Notre mission consistera en premier lieu à ravitailler des Typhoon (indicatif Dollars) et des Rafale (indicatif Rostof) en mission OCA (Offensive Counter Air) puis à orbiter sur notre hippodrome afin de fournir un support à tout autre appareil qui en exprimerait le besoin durant la COMAO. Les Typhoon, comme les Rafale, utilisant le système « probe-and-drogue », les ravitaillements se feront donc depuis les pods.
Après 2h de vol au FL400, nous commençons notre descente vers notre zone d’opérations localisée au FL220 au-dessus de l’Atlantique, à environ 200km au sud-ouest de Lisbonne. Quinze minutes plus tard, nous sommes en place à l’heure prévue, soit 30 minutes avant l’arrivée des premiers chasseurs, et commençons à orbiter sur notre hippodrome de ravitaillement. Pour les besoins de la mission, un Boeing KC-135R de l’US Air Force sera également de la partie et orbitera au-dessus de nous. Ce second tanker supportera la noria de F-16 américain participant à l’exercice.
Les conditions météos sont idéales pour ce type de mission : ciel clair d’un bleu azur et aucune turbulence.
Quelques minutes avant l’arrivée des premiers chasseurs, dans le cockpit, tout le monde se concentre sur sa tâche. Le sergent-chef Johan, ARO, active la commande du pod droit et laisse le tuyau souple muni de son panier glisser le long de l’avion à une vingtaine de mètres du fuselage. Quant au pod de gauche, celui-ci ne sera, par précaution, pas déployé suite à un problème technique le concernant. La sécurité primant sur tout le reste. Les ravitaillements se feront par conséquent tous à droite.
Nos premiers clients, trois EF-2000 Typhoon de l’Ala11 de l’Ejercito del Aire, viennent de s’annoncer à la radio. À partir de ce moment, toutes les actions vont s’enchainer comme dans une chorégraphie parfaitement maitrisée et mainte fois répétée. Calé jusqu’à présent à 300kts, nous réduisons légèrement notre vitesse afin d’atteindre les 280kts, qui est la vitesse optimale de ravitaillement des Typhoon.
Notre commandant de bord, le capitaine Quentin les autorise à nous rejoindre. Rapidement, les chasseurs espagnols viennent se mettre en position d’attente en échelon refusé en perche gauche, c’est-à-dire sur l’aile gauche du tanker. L’ARO prend ensuite le relais et autorise le leader de la patrouille espagnole à venir se mettre en position d’observation pour le ravitaillement. Le premier Typhoon glisse alors derrière le ravitailleur de la gauche vers la droite et se positionne à une vingtaine de mètres en arrière du panier. Dans le même temps et comme l’exigent les procédures OTAN, le sergent-chef Johan récupère quelques informations auprès du pilote tel que le numéro de série de son appareil, son escadron et la quantité de pétrole désirée. Vient ensuite l’autorisation de venir au contact. L’Eurofighter s’approche alors délicatement, aidé par l’ARO qui lui annonce les distances le séparant du panier. En quelques secondes, tout en précision et souplesse, le pilote espagnol vient encastrer du premier coup sa perche au centre du panier.
À cet instant, la proximité de l’avion de combat avec notre tanker est un spectacle saisissant et captivant, mais qui requiert une concentration et une vigilance de tous les instants de la part de tous les acteurs. Une fois le chasseur stabilisé, l’ARO active la pompe et débute le transfert. Les 1500 kg de kérosène demandés sont avalés en moins de six minutes. Le plein effectué, il est temps de déconnecter. Le Typhoon réduit alors très légèrement les gaz et sans à-coup, glisse vers l’arrière du tanker afin de se dégager du panier. Il rejoint ensuite sa position d’attente en perche droite afin de laisser la place à ses ailiers. Une fois les deux autres chasseurs rassasiés et rassemblés sur leur leader en échelons refusé à droite, il est temps pour eux de nous quitter. Le leader de la formation demande alors au capitaine Quentin l’autorisation de quitter la formation. Le commandant ayant répondu par l’affirmative, les Typhoon accélèrent et disparaissent rapidement au-dessus du tanker.
Un Rafale bien spécial :
À peine les Dollars sont-ils partis que les Rostof sont déjà sur la fréquence. Nos clients suivants, quatre Rafale C de la 30e escadre, nous rejoignent rapidement. À la vue du box de quatre en rapprochement sur notre gauche, quelle ne fut pas notre surprise d’apercevoir, en tête de la formation, le Rafale porteur de la décoration commémorative des 80 ans du régiment de chasse 2/30 « Normandie-Niemen ». Cette œuvre, réalisée par les choumacs de l’ESTA 15/30 « Chalosse », fut révélé lors de la cérémonie anniversaire organisée le 21 juin dernier sur la base aérienne 118 de Mont-de-Marsan. En hommage à ce grand escadron des forces aériennes françaises libres (FAFL), sont inscrits sur la dérive les noms des 42 membres du régiment tués ou disparus lors du second conflit mondial. La venue de ce Rafale chargé d’histoire aura été une bien belle surprise et aura su retenir l’attention de tous à bord de l’Airbus.
À 300kts, vitesse préconisée pour ravitailler les Rafale et suivant les mêmes procédures que leurs prédécesseurs, les chasseurs français viennent, à tour de rôle, se relier au panier. Grâce à des gestes précis et mesurés, les contacts se font tous dès la première tentative. Well done !
En moins de quinze minutes, les deux premiers engloutissent 2000 kg de pétrole chacun et viennent se mettre en attente en perche droite. Le timing étant serré, juste le temps de faire quelques photos et les voilà qu’ils foncent réintégrer la COMAO, non sans un bref battement d’aile en guise de remerciement. Quinze minutes plus tard, l’affaire est pliée ; les deux derniers Rafale, alourdis de la même quantité de pétrole, accélèrent et reprennent le cours de leur mission dans la mêlée de « Real Thaw ».
Puis, une trentaine de minutes après ce dernier ravitaillement, notre équipage nous informe que nous venons de recevoir la « clearance » pour quitter notre zone d’opérations. Plus aucun chasseur n’ayant besoin de nos services, nous mettons le cap vers Istres où nous nous posons 2h30 plus tard en piste 15.
Quel spectacle saisissant ! Participer à une mission de ravitaillement en vol constitue une expérience des plus passionnante et permet de mieux comprendre toute la complexité de cette opération de haute précision. Il est aussi inhabituel qu’étonnant de voir des avions de combat venir au contact et de voir avec quelle dextérité les pilotes arrivent à enquiller le panier à plus de 550 km/h et à moins de 20m d’un autre avion. Au dire de notre équipage, le ravitaillement en vol est un show dont on ne se lasse jamais. Après cette première expérience à bord d’un ravitailleur de l’armée de l’air et de l’espace, je ne peux qu’être en accord avec ces dires.
Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements au Lieutenant Anaïs Bole-Richard de la cellule communication de la BA125, au Lieutenant Salomé Beyris du Sirpa Air ainsi qu’au Capitaine Quentin, au Sergent-chef Johan et à tout le personnel de l’ERVTS 1/31 pour leur accueil et leur grande disponibilité lors de ce reportage.